J'ai lu avec attention le dernier billet de Pymouss sur le parallèle entre le dictionnaire de Trévoux et Wikipédia. J'ai commencé à y répondre, car il y a des choses à en dire (et visiblement je ne suis pas seul à le penser). Mais à force de taper dans le formulaire minuscule, j'ai perdu le fil. Impossible de répondre à ça par un SMS. Je préfère prendre la place et le temps de poser calmement les bribes de réflexion que ça m'inspire.
La différence entre les intentions affichées et le discours soutenu m'a déjà plusieurs fois frappé de par le passé. Étrangement, ça se relève bien dans les ouvrages qui datent un peu, et c'est plus difficile à détecter dans les ouvrages plus récents.
Je ne sais pas si on peut vraiment parler de mauvaise foi, même ça peut y ressembler (je veux être optimiste). J'ai vu plus un manque de recul par rapport à quelque chose qui pourrait se décrire comme « l'air du temps », l'idéologie dans laquelle on baigne sans s'en rendre compte, sans même l'identifier, parce qu'on nous la sert insidieusement depuis avant qu'on sache parler. C'est la norme, « le point de vue neutre » du moment pour reprendre cette phraséologie de TP de chimie, ou « l'honnêteté », celle de l'honnête homme, pour parler avec des termes qui existent.
Bien sûr, dès qu'on y plonge avec un regard de Gulliver, cette idéologie s'affronte à la notre – tout aussi inconsciente, d'ailleurs, mais qui s'est décalée au fil du temps – et le hiatus saute aux yeux. Et on a beau avoir la culture qui permet de contextualiser (ça veut dire ajouter un contexte, expliquer de l'extérieur), on ne peut pas être en empathie avec l'auteur (se mettre à sa place, comprendre de l'intérieur) par le simple fait que le temps a passé, que le monde a changé, qu'on n'a plus la même éducation. On ne voit pas par ses yeux, on ne lit pas ce qu'il a écrit parce que aussi grande que soit notre connaissance du passé, il est justement passé et par tant, il n'est plus accessible que de l'extérieur.
De plus, la valeur de l'écrit a complètement changé depuis peu. Je ne vais pas commencer par les inventions de l'écriture, de l'imprimerie et de l'informatique qui ont changé le rapport à la mémoire et à ses média. Si on considère que le livre est un moyen de communication, c'est donc un message qui va d'un émetteur à un récepteur. On a vu l'émetteur – homme de son temps – plus haut. Mais le récepteur, celui pour qui le livre est écrit, qui est-il ?
On peut considérer dans un premier temps que c'est son contemporain, celui qui a la même culture, les mêmes prérequis, qui comprend le même implicite. Il ne détecte donc pas le parti-pris ou le biais dû à « l'air du temps » – celui qui nous saute aux yeux à x années d'écart, mais qui est introduit de bonne foi par l'auteur – parce qu'il est en empathie et qu'il n'a pas à contextualiser. Si on se demande qui a accès au livre, mettons jusqu'à la généralisation du livre de poche, et donc qui est susceptible de recevoir le message, on restreint considérablement la cible : on a affaire à un lettré, à quelqu'un qui se tient au courant de ce qui se dit et de ce qui se pense, des controverses de son temps, et qui a ou bien accès à une bibliothèque, ou bien les moyens d'avoir la sienne propre.
Si l'on considère maintenant que le livre est écrit pour consigner les choses, pour sa valeur de document, c'est un témoignage. Et on revient à se demander qui l'a écrit et dans quel contexte. Et malgré les efforts (affichés) pour rester objectif, ce n'en est pas moins un homme à un moment donné dans une culture. Le livre aura donc les mêmes biais aussi involontaires que son auteur.
J'ai bien conscience d'être optimiste en partant du principe que les auteurs sont honnêtes, mais le but de mon argumentation n'est pas de distribuer des bons points à tel ou tel, mais plutôt de réfléchir sur Wikipédia de l'intérieur. Et je vois deux questions que nous devrions nous poser : qui sommes-nous ? et à qui nous adressons-nous ?
Nous sommes n'importe qui et tout le monde, alphabétisé (sachant à peu près écrire, mais pas toujours brillamment), avec un accès à internet (c'est de plus en plus répandu, même si on peut rêver un accès plus large) et prêt à passer du temps gratuitement à rassembler des éléments pour constituer une encyclopédie. Présenté comme ça, bien sûr, ça fait très ouvert. Je n'ai pas l'impression qu'on fasse rentrer tellement de monde dans cette définition. Et je n'ai pas l'impression non plus que « la communauté » des rédacteurs soit tellement accueillante envers l'autre – pris au sens de celui qui n'a pas la même conception de ce que doit être Wikipédia, voir à ce sujet les constantes jérémiades sur l'inanité des articles sur les Pokémons, sur les actrices pornographiques, les sujets d'actualité, etc. et les débats sur leur admissibilité. Voilà pour l'auteur.
Quid de son contexte ? Difficile à dire, c'est la vie de tous les jours. On n'a pas de point de comparaison.
Nos intentions sont – reprenons les principes fondateurs, ça ne fait pas de mal de se les remettre en tête :
1. Wikipédia est une encyclopédie
« Wikipédia est une encyclopédie qui incorpore des éléments d’encyclopédie généraliste, d’encyclopédie spécialisée et d’almanach. » Un mot a disparu dans la traduction en français : gazetteer, qui nous rapproche de la base de donnée. C'est une encyclopédie, certes, mais c'est plus. Donc ce n'est pas une encyclopédie. En fait, le seul mot qui définisse vraiment Wikipédia, c'est justement « Wikipédia », vu qu'il s'agit d'un objet inspiré de d'autres sans en être aucun. L’« interdiction du travail original » permet d'éviter la confusion avec une revue à comité de lecture ou une tribune d'opinion. Wikipédia se définit par la négative, personne ne sait vraiment ce que c'est, ce qui ne l'empêche pas d'exister.
2. Neutralité de point de vue
« Wikipédia recherche la neutralité de point de vue ». Dit autrement, Wikipédia ne prend pas parti et présente tous les points de vue. En pratique, il faut citer « sources faisant autorité dans leurs domaines respectifs. »
3. Licence
Licence libre.
4. Savoir-vivre
« Aimez-vous les uns sur les autres », comme disait Jean-Charles.
5. Anarchie
« Wikipédia n’a pas d’autres règles fixes que les cinq principes fondateurs ».
Si on résume : Wikipédia une encyclopédie/base de données plus ou moins indéterminée qui ne prend pas parti, écrite par des Bisounours qui se font des bisous dans le désordre.
La cible n'est pas définie, ce qui participe de l'originalité de l'objet. Cependant on peut essayer de dérouler les principes évoqués ci-dessus pour essayer de voir à qui s'adresse et/ou à qui ne s'adresse pas Wikipédia.
Comme il n'y a pas de règles fixes, ni de ligne éditoriale positive, les rédacteurs écrivent sur les sujets qui les intéressent. Ils écrivent ce qu'ils voudraient lire. Cependant, comme le « travail original » est proscrit, la valeur de document de Wikipédia n'existe pas (les textes doivent être étayés pas une documentation externe), Wikipédia ne s'adresse pas aux générations futures, mais aux rédacteurs et à leurs contemporains.
Jimbo défend l'idée que Wikipédia serait une encyclopédie destinée à ceux qui n'ont pas accès aux encyclopédies, le tout sur des images d'enfants du tiers monde, ergo la licence libre. D'autres voient ça comme un jeu vidéo pour les rédacteurs. Pour ma part, je ne sais pas combien de rédacteurs pensent aux enfants du tiers monde qui n'ont pas de matériel informatique, mais je sais qu'il m'est arrivé de prendre des notes dans des livres et de les mettre sur Wikipédia pour ne plus avoir besoin du bouquin, mais la composante ludique ne m'a pas échappé. Je vois ça comme un immense bloc-notes commun très sophistiqué.
C'est en fait un objet mal défini et surtout centré sur lui-même (deux principes sur cinq sont adressés directement aux rédacteurs), où la diversité des contributeurs permet d'espérer que chacun y trouvera son bonheur. Wikipédia tient plus de l'auberge espagnole que de l'encyclopédie : on y trouve ce qu'on y a mis.
Quant à savoir si les objectifs se retrouvent dans le produit final, c'est difficile à dire. D'abord à cause du mode de rédaction, et ensuite parce qu'il faudrait avoir une vue d'ensemble d'un contenu en perpétuelle évolution.
Pour être tout à fait honnête, Wikipédia et son contenus se définissent assez bien par les avertissements généraux : « WIKIPÉDIA NE GARANTIT PAS LE CONTENU MIS EN LIGNE ».
Wikipédia est inconnaissable.
2 commentaires:
Une remarque tout de même.
Wikipédia n'est pas spécifiquement destinée à disparaître.
De fait, le principe-même de "contemporain" perd une grande partie de son sens, puisque justement, Wikipédia (et j'entends par là son contenu) évolue en fonction de l'"air du temps". Un mot disparaissant pour une raison ou une autre du vocabulaire courant a toutes les chances de disparaître aussi de Wikipédia. Ainsi, grâce à l'essence-même de Wikipédia, la collaborativité (on évite les points Godwin, siouplé), Wikipédia est "à jour". Non seulement sur le fond, avec des informations qui reflètent autant que possible les connaissances récentes. Mais aussi sur la forme, puisqu'elle aussi est modifiable entièrement par n'importe quel contributeur.
De ce fait, Wikipédia s'adresse aux "contemporains". Mais pas à *nos* contemporains : à *ses* contemporains. Cette population, comme Wikipédia, est vouée à évoluer au fil du temps, de manière continue et non discrète (l'évolution se faisant lentement et faiblement mais en permanence, au lieu de grosses "mises à jour" toutes les X années).
Elle a donc là un avantage formidable sur le dictionnaire de Trévoux, ou même sur l'Encyclopédie (je parle de celle des Lumières, celle de d'Alembert, quel que soit le nom sous laquelle on la connaît) : elle n'est pas contemporaine d'une époque en particulier, mais contemporaine de ceux qui la lisent et la corrigent au moment où ils la lisent ou la corrigent.
C'est en voyant arriver ce genre de commentaire argumenté (auquel je souscris), que je me rends compte que je me suis un peu mélangé : il faut lire monument à la place de document dans le texte.
Il faut comprendre : Wikipédia est un mode de diffusion du savoir actuel (quelque soit le moment), pas un témoignage pour les générations futures.
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