vendredi 22 janvier 2010

Projets de trente fontaines pour l’embellissement de la ville de Paris


Puisque je me suis promené un peu sur Wikisource, je me suis dit comme ça que je pouvais vous faire part de mes lectures instructives et édifiantes. Voici donc Projets de trente fontaines pour l’embellissement de la ville de Paris de Adrien-Louis Lusson, illustre inconnu, Paris, 1835.

L’auteur


Adrien-Louis Lusson (1788-1864), architecte Fléchois, agent voyer à Paris, et aussi architecte de l’octroi (comme l’infâme Ledoux un peu plus tôt, bâtisseur du « le mur murant paris rend Paris murmurant » juste avant la Révolution).
Il était aussi architecte (ça peut arriver à tout le monde), mais ses œuvres sont principalement dans sa Sarthe natale.
D’un point de vue wikipédien, il présente le grand inconvénient d’avoir plusieurs homonymes dont une famille de maîtres-verriers actifs (Antoine Lusson le père, Antoine Lusson fils), un architecte (Auguste Lusson, auteur du passage du Bourg-l’Abbé). Et tout ce joyeux petit monde, non content d’avoir été actif sensiblement à la même période, a même collaboré sur des chantiers (je pense à l’église Saint-Eugène-Sainte-Cécile, qui m’a déjà fait m’arracher les cheveux : selon les auteurs elle est due à Louis-Auguste Boileau, avec ou sans Adrien-Louis Lusson, et les vitraux sont de Antoine Lusson).
Attention aux moteurs de recherche, donc. Et croisez vos sources si vous essayez d’en dire quoi que ce soit.

Le contenu


Introduction
Dans les introductions vont les généralités : Lusson commence donc par une dissertation sur les besoins en eaux dans les grandes villes, sur les moyens d’adduction, sur les bienfaits de l’eau (assainissement, embellissement), etc. Il fait le détour obligatoire par les aqueducs romains et les fontaines de Rome, avec lesquelles il entend bien tenir la comparaison.
Puis il entre dans le vif de son propos : ses projets de fontaines. Il fait la promotion d’un nouveau matériau : la fonte de fer – qui a été effectivement utilisé dans les fontaines, voir par exemple celles de la place de la Concorde (je mets une photo), juste après la publication de cette plaquette – matériau économique, durable (au vu du climat parisien), et plus adapté aux fontaines que le marbre ou le bronze. En un mot, la solution à tous les problèmes de fontaines qu’on s’était posés jusque là.
Enfin, il plaide pour la construction de nouvelles fontaines un peu partout dans Paris, en déplorant les allers-retours politiques des années précédentes en matière d’implantation de fontaines et en mettant la statistique au service de la fontaine pour démontrer à quel point son projet de couvrir Paris de fontaines est nécessaire – l’ouvrage typique du fonctionnaire frustré dans sa créativité qui veut faire savoir au monde entier à quel point il est incompris et brimé par sa hiérarchie.
Il termine sur des grandes intentions : faire dans le magnifique (malgré la pénurie d’eau), sans oublier la bienséance (en gros, éviter d’employer les ordres architecturaux, parce que ça ferait un peu trop lourdaud pour des fontaines).

Prolégomènes
Lusson commence par un historique de l’eau à Paris sous l’angle des fontaines, avec des estimations à différentes dates de l’approvisionnement en eau et de la population. Avant de se précipiter pour ré-injecter tout ça dans Wikipédia, il faut commencer par vérifier les méthode d’évaluation (Lusson n’est pas démographe, il ne donne pas toutes ses sources, et les estimation de quantités d’eau sentent la méthode dite du doigt mouillé) et convertir les quantités dans le système métrique (avant même de parler de système international), vu qu’il est en vigueur en France depuis 1850, comme chacun sait. Lusson cite chaque fontaine créée (dont certaines ont changé de nom, ou bien on été déplacées ou encore ont été démolies).
Dans la catégorie magouille spéculative, on a les mésaventures de la compagnie Perrier :
Les quatre premières fontaines marchandes, dites à tonneaux, établies par la compagnie Perrier, datent de 1782, ce sont celles de la Porte-Saint-Honoré, de la Chaussée-d’Antin, de la Porte-Saint-Denis, de l’entrée de la rue du Temple (…). Les dépenses de l’établissement de ces pompes et de leurs conduits souterrains ayant dépassé toutes les prévisions, et le produit de la vente publique, réuni à celui des concessions à domicile, ne pouvant suffire aux engagements contractés par la compagnie, les actionnaires se pressèrent de trafiquer et de se défaire de leurs titres qui, par un fait assez difficile à expliquer aujourd’hui, vinrent s’amonceler au trésor royal. C’est ainsi que le gouvernement se vit en peu de temps propriétaire unique d’une entreprise que lui seul pouvait soutenir et faire prospérer.

Lusson reconnaît qu’il a eu des difficultés à se dépatouiller des archives qu’il a consultées – dure réalité du métier d’historien –, en particulier quand les projets ont changé ou été déplacé (voire même ont été annulés) entre le décret et la réalisation :
Comme cela était arrivé dans d’autres temps, en pareille circonstance, le décret de Napoléon ne fut suivi exactement ni pour le nombre, ni pour l’emplacement des fontaines. Ceci n’est point un blâme adressé à l’autorité, mais une excuse pour moi, si, sur la foi de documents de même nature que le décret de 1806, il m’est arrivé de citer comme ayant existé en tel ou tel lieu des monuments qui n’ont peut-être jamais été qu’ordonnés.

Et un petit coup de brosse à reluire pour finir, ça ne mange pas de pain – je vous livre ça tel quel, et je ne vous ferai pas d’interprétation hasardeuse de ce magnifique double sens :
À ces nouveaux et utiles établissements hydrauliques ajoutés aux anciens, le Corps municipal de Paris se propose d’élever sur plusieurs places et promenades publiques des fontaines monumentales dignes de la grande ville qu’elles doivent embellir ; faisons des vœux pour que leur érection soit prochaine, et réponde à ce qu’on est en droit d’attendre d’une administration riche et éclairée.


Les projets
Comme je l’ai laissé entendre plus haut, et pour le dire vite, ça sent le casse-plume frustré, l’artiste au sens romantique du terme, le génie méconnu, qui trouve que son boulot refusé par une administration sujette aux variations politiques, valait la peine d’être diffusé.
Et quand on parle d’architecture, il y a un nom pour ce genre de contenu : « architecture de papier », avec toute la condescendance qu’on peut y mettre (un peu comme tigre de papier). C’est le moyen d’expression auquel recourent les architectes en mal de construction, par exemple Étienne-Louis Boullée. Après avoir fait de la promotion immobilière dans la Chaussée d’Antin (comprendre : acheté les terrains, construit les immeubles et revendu le tout avec bénéfice) – tout a été démoli par la suite, mais c’est une autre histoire –, la Révolution est passée par là, la construction s’est arrêtée, et Boullée s’est lancé dans l’utopie : il s’est dégagé des contraintes physiques de la construction pour aller dans le gigantisme grandiose (je vous mets le cénotaphe à Newton, d’après la taille des gens – les fourmis en bas – la sphère fait environ 90 m de diamètre).

Autant le dire tout de suite, Lusson n’a pas le génie de Boullée : il ne propose rien qui va vous scotcher à votre fauteuil comme le dernier film à effets spéciaux, il se cantonne à la fontaine publique.
C’est aussi difficile de le qualifier d’utopiste parce que ses projets sont localisés très précisément, et même, pour donner dans l’anachronisme, « contextualistes ».
On est en plein dans le règne de Louis-Philippe, souvenez-vous au passage que cette période, en particulier en matière d’histoire de l’art, est plutôt sujette à plaisanteries – voir les Tontons flingueurs : « (…) l’ironie du primate, humour Louis-Philippard, le sarcasme prudhommesque (…) ».
On a plutôt affaire ici à ce genre de travaux d’étudiants – les 30 projets sont traités de façon très disparate : certains sont expédiés avec désinvolture, d’autres sont justifiés en fonction de leur position – où le grandiose de l’ambition n’a d’égal que l’absence de programme et par suite la vanité du propos. Voir par exemple :
Sa position en avant de l’un des édifices les plus importants de la Capitale, la magnificence des palais qui l’avoisinent, aussi bien que l’affluence des étrangers que les merveilles des arts et de l’industrie attirent dans ce quartier, m’ont fait donner la préférence à un monument qui fût à la fois fontaine publique et colonne triomphale en l’honneur de quelque grand personnage de notre histoire.

C’est bien de célébrer un grand personnage, c’est quand même mieux de savoir lequel.
On a au passage des jugements sur la qualité de tel ou tel bâtiment ou projet.
(…) le portail de l’Hôtel-Dieu construit par Clavareau sous l’inspiration des temples de l’antiquité, et qui, malgré sa mâle simplicité, paraît si chétif auprès du colosse gothique.


Ou bien des leçons de convenance (à l’usage des jeunes architectes, si tant est qu’il s’en trouve encore aujourd’hui pour vouloir mettre des colonnes un peu partout) :
(…) il faut s’abstenir autant qu’il est possible d’employer les ordres d’architecture dans la composition où la décoration des fontaines ; leur gravité, leur sévérité convient peu à de tels monuments, dont l’effet doit être tout de mouvement. S’il est des cas où il est permis d’en faire usage, c’est lorsqu’on peut les animer par un grand volume d’eau (…) ou lorsqu’il s’agit uniquement d’un château réservoir.

Le but réel de l’ouvrage est énoncé à la fin. Il s’agit du concours pour le réaménagement de la place Louis XV (l’actuelle place de la Concorde), auquel Lusson a participé et auquel il consacre ses deux dernières planches.
La place Louis XV est un unicum en matière de place. Les places sont généralement définies principalement par les bâtiments qui les entourent, c’est ce qu’on apprend partout. La place Louis XV, depuis sa conception par Ange-Jacques Gabriel, n’est bordée qu’au nord par une façade, les côtés sont marqués par des fossés (voir l’image qui suit).

La place Louis XV, rebaptisée de la Concorde sous la terreur reste jusqu’à la Restauration un enjeu symbolique important des régimes qui se succèdent, elle est donc régulièrement réaménagée. C’est finalement sous la maîtrise d’œuvre de Jacques Hittorff, que la place a été réaménagée entre 1836 et 1846, avec deux fontaines dans l’axe de la rue Royale qui encadrent l’obélisque de Louxor au centre. Les fossés ont été comblés en 1854 pour faciliter la circulation.

Il faut savoir que les places royales (et la place Louis XV est est une) sont faites pour célébrer un monarque, elles sont donc organisées autour de la statue du monarque, et quand on change de régime, on peut changer la statue (c’est ce qui s’est passé justement sur la place Louis XV, où se sont succédées les statues de Louis XV, de la Liberté, de Charlemagne, de Louis XVI, ou bien sur la place Vendôme, où Napoléon a remplacé Louis XIV), l’obélisque de Louxor a remplacé les statues de monarques, sur décision de Louis-Philippe, de manière à occuper la place avec un élément étranger à l’histoire de France et donc à empêcher les querelles de mémoire. Elles sont organisées comme des salons privés dans la ville, à l’écart des voies de circulations, où l’on peut célébrer sans être dérangé par l’activité de la ville (la place des Vosges est à l’écart de la rue Saint-Antoine, la place Dauphine à l’écart du Pont-Neuf et de la rue Dauphine, la place Vendôme à l’écart de la rue Saint-Honoré, pour ne parler que des places royales parisiennes), la place Louis XV a la particularité d’avoir été conçue en dehors de la ville (elle était donc à l’écart des circulations), et c’est la ville en s’étendant au-delà qui en a fait un carrefour passant.

Lusson propose (voir la planche XI) de poursuivre la rue Royale et l’avenue des Champs-Élysées et de les faire se croiser au milieu de la place sur une sorte de carrefour (sans statue), les quartiers sont occupés par des fontaines dont le jet d’eau monte à 12 mètres.
La proposition de Lusson, bien qu’elle soit présentée de façon séduisante, est en fait assez mesquine. Le carrefour central revient à faire de cette place un monument à la circulation hippomobile (vue l’époque). La solution d’occuper la place avec l’obélisque de Louxor (qui s’est finalement avérée payante, avec un siècle et demi de recul, puisqu’il est toujours en place) est balayée d’un revers de main, et toute l’attention est finalement portée sur la décoration (fontaines, jets d’eau, dallages polychromes, piédestaux, candélabres, etc.)
Je ne dirai rien non plus de cet Obélisque de Louqsor qu’on a voulu un moment élever au milieu de cette place et dont la destination paraît incertaine aujourd’hui, quand sa place naturelle est au centre de la cour du Louvre, puisque ce palais renferme dans ses murs nos plus précieux monuments des arts et de l’antiquité.

Le projet de Lusson, fait pour ne nuire à rien et à personne manque finalement d’ambition. C’est sans doute pour ça qu’il n’a pas été retenu : il lui manque la vision des vrais enjeux posés par cette place, qu’il contourne en en faisant un exercice formaliste d’ornementation.
Un coup d’œil jeté sur la gravure ci-jointe suffira pour faire reconnaître que ses dispositions symétriques et régulières sont favorables à la circulation des piétons comme à celle des voitures, qu’elles ne nuisent à aucun des points de vue, à aucun des monuments qui avoisinent la place (…)


Arrivé là, je suis à peu près certain d’avoir perdu tout le monde. Je m’arrête, donc.

7 commentaires:

gribeco a dit…

mais si, je l'ai lu !

Coyau a dit…

Bravo !
J'ai faut peur à tout le monde, avec ce truc : deux fois moins de visiteurs dans le même temps que ça qui n'était franchement pas du même niveau en termes d'investissement intellectuel ou en temps de ma part...

Jastrow a dit…

C'était pourtant pas con cette idée de l'obélisque en cour Napoléon. Et inversement, la pyramide aurait bien marché aussi à la Concorde.

Coïncidence, je lisais hier la partie de l'article WP sur la tour Eiffel qui portait sur les polémiques, avec intervention de Sully-Prudhomme soi-même. C'est toujours amusant de relire les vieux débats sur l'architecture publique. D'ailleurs, il me semble que le Bernin a lui aussi écrit sur les fontaines, à Rome.

Coyau a dit…

Bien sûr, c'est pas con de ranger les antiquités au musée, c'est même à ça que servent les musées. Mais si ils peuvent avoir une utilité (résoudre un problème) ailleurs, ça vaut le coup de se poser sérieusement la question.

Il y a eu aussi le projet du Bernin pour le Louvre, qui a fait couler pas mal d'encre (comme tu pratiques le Louvre) et qui a été rejeté pour des histoires politico-idéologico-nationalistes au profit de la colonnade de Perrault. Tout ce qui reste du passage du Bernin au louvre, ironiquement, c'est le moulage de la statue de Louis XIV (devant la pyramide) qui lui avait été commandée en dédommagement du refus de son projet et qui avait été planquée dans un coin avant d'être installée là par Mitterrand.

Bernin a construit des fontaines à Rome, ça c'est sûr.

Unknown a dit…

Tut, tut. Je ne connais aucun obélisque placé dans le bâtiment d'un musée. Leur installation sur une place est d'une grande banalité, ex : place Saint-Pierre ou piazza del Popolo à Rome.

La statue équestre du Bernin a été planquée de manière biscornue : elle a été transformée par Girardon en un autre sujet et placée sur le parterre des Suisses, à Versailles.

Harmonia Amanda a dit…

C'est pas « le mur murant paris rend Paris murmurant » ?

Coyau a dit…

Bien vu, j'avais cité de mémoire (mea culpa). Corrigé.

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