vendredi 29 octobre 2010

Guerre aux démolisseurs

Je viens de finir de relire Guerre aux démolisseurs (paru dans la Revue des deux Mondes en 1832) de Victor Hugo sur Wikisource, la bibliothèque libre. L'occasion de faire une petite fiche de lecture.

L’auteur


L’auteur, donc…
Grand moment de solitude, on va passer sur tout ce que tout le monde sait déjà, et qui en grande partie est ultérieur à ce pamphlet. On est loin de l'Art d'être grand-père.
J'ouvre Le Patrimoine en questions de Françoise Choay, qui présente des extraits de Guerre aux démolisseurs.

En 1832, Victor Hugo est un romantique de 30 ans, précurseur de la défense de l'art gothique (Notre-Dame de Paris est publié en 1831). Il fait partie, avec Cousin, Vitet, Mérimée, le baron Taylor, etc. du Comité des arts (institué en 1830 par Guizot, et qui sera remplacée en 1837 par la commission des monuments historiques) chargé d'inventorier les monuments à protéger.

Il a par ailleurs écrit en 1825 (et publié en 1829 dans la Revue de Paris) une première partie de Guerre aux démolisseurs. C'est de la seconde partie (publiée en 1832) dont je parle. Joie de la chronologie.

Le pamphlet


C'est un pamphlet, donc ça virule, ça ratatine, ça ridiculise et ça vitupère.

Tout va mal
Après une brève mise en situation (histoire de rappeler qu'on a déjà écrit sur le même sujet et sous le même titre), on en vient au fait : depuis la démocratie, on est gouvernés par des illettrés.
Dans beaucoup d’endroits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d’un cran. En attendant que ces braves gens sachent épeler, ils gouvernent.
Et comme la gesticulation généraliste reste somme toute généraliste, il n'y a qu'à prendre un cas particulier : la destruction de la tour de Louis d’Outremer de Laon. Et pour faire encore plus vrai, il cite une lettre qu'« on » lui a envoyé.
Je passe sur la paraphrase (qui est pourtant succulente).
Et la tour a été démolie ! et cela s’est fait ! et la ville a payé pour cela ! on lui a volé sa couronne, et elle a payé le voleur !


C'est partout pareil
Et ça va mieux en multipliant les exemples :
  • le jubé de Fécamp
  • la cathédrale d'Angers qu'on était « en train de gratter du haut en bas » (note perso : tellement bien grattée, qu'on y a retrouvé des peintures du XIIIe siècle en parfait état derrière les lambris du XVIIIe ; voir )
  • l'abbaye Saint-Bertin (note : qui a effectivement servi de carrière de pierre pour la construction de l'hôtel de ville de Saint-Omer, tellement réussi qu'il est surnommé « moulin à café » (voir la photo ci-dessous). Les restes ont été classés monument historique en 1840 pour arrêter la manœuvre. Ledit moulin a café a finalement été classé… ah non, inscrit monument historique — seulement — dans les années 1970. Et tout ça n'a pas empêché les restes de l'abbaye de continuer à s'effondrer tranquillement pendant près de 170 ans)
[…] si vous êtes des administrateurs tellement médiocres, des cerveaux tellement stériles, qu’en présence des routes à ferrer, des canaux à creuser, des rues à macadamiser, des ports à curer, des landes à défricher, des écoles à bâtir, vous ne sachiez que faire de vos ouvriers, du moins ne leur jetez pas comme une proie nos édifices nationaux à démolir, ne leur dites pas de se faire du pain avec ces pierres ; partagez-les plutôt, ces ouvriers, en deux bandes, que toutes deux creusent un grand trou, et que chacune ensuite comble le sien avec la terre de l’autre. Et puis payez-leur ce travail. Voilà une idée. J’aime mieux l’inutile que le nuisible.
Ça ne vous fait pas penser au sapeur Camember ?

Mais… à qui la faute ?
À l'ordre établi, pardi !
Le vandalisme a ses journaux, ses coteries, ses écoles, ses chaires, son public, ses raisons. Le vandalisme a pour lui les bourgeois. Il est bien nourri, bien renté, bouffi d’orgueil, presque savant, très classique, bon logicien, fort théoricien, joyeux, puissant, affable au besoin, beau parleur, et content de lui. Il tranche du Mécène. Il protège les jeunes talens. Il est professeur. Il donne de grand prix d’architecture. Il envoie des élèves Rome.
… avec une pique toute particulière pour l'école des beaux-arts (qui organisait annuellement le grand prix de Rome, dont les lauréats partaient étudier les ruines antiques à Rome pendant trois ans, et revenaient en France avec la certitude d'avoir accès à la commande publique).

Et Victor Hugo reprend des exemples à la pelle, je ne vais pas tout détailler, mais il présente avec le même degré d'indignation des destructions « Quelquefois […] il démolit Saint-Landry pour construire sur l’emplacement de cette simple et belle église une grande laide maison qui ne se loue pas. » avec des réutilisations « Quelquefois il se fait greffier, et il encombre de paperasses la Sainte-Chapelle ».
Dans un cas, le dossier est clos, mais dans l'autre, et c'est peut-être paradoxal, c'est grâce à des réutilisations hasardeuses qu'on a encore le mont Saint-Michel (utilisée comme prison, ce qu'Hugo a dénoncé), le château de Blois (utilisé comme caserne, comme le déplore Hugo), l'abbaye de Fontevraud (prison jusque dans les années 1960), etc. Du fait de leur utilisation, les bâtiments sont entretenus un minimum et perdurent mieux que si on les laissait se ruiner ou qu'on s'en servait comme carrière de matériaux de construction (comme ça s'est beaucoup fait à partir de 1793, voir par exemple Cluny).

Et insensiblement, d'exemple en exemple, il change de sujet.

Place aux jeunes !
Et on tombe dans le « c'était mieux avant », le « nous vivons une époque décadente », le « on ne sait plus construire », etc.

C'est drôle, d'ailleurs, tous les ouvrages théoriques sur l'architecture qui me sont tombés entre les mains de la Révolution à nos jours reprennent ce type de discours, régulièrement, et régulièrement, la limite de l'acceptable est située entre 50 ans et un siècle en arrière de la date où l'ouvrage est écrit. À croire que finalement c'est pas si gave, qu'on n'ait plus aucun goût : dans 50 ans tout il n'y paraîtra plus.

Et donc Victor Hugo se met à taper autant qu'il peut sur ce qu'on appelle actuellement le néo-classicisme. Tout y passe : les barrières d'octroi de Ledoux, la chapelle axiale de Saint-Sulpice de Servandoni et De Wailly, la chapelle expiatoire de Fontaine, la bourse de Brongniart.
Que nous importent les trois ou quatre petites églises cubiques que vous bâtissez piteusement çà-et-là ?
C'est juste un conflit de générations, les romantiques néo-gothicisants qui succèdent aux néo-classiques anticisants.

La solution
Oui, parce qu'au bout d'un moment ça va bien, de flinguer tout ce qui bouge, mais il faudrait proposer quelque chose.
Faites réparer ces beaux et graves édifices. Faites-les réparer avec soin, avec intelligence, avec sobriété. Vous avez autour de vous des hommes de science et de goût qui vous éclaireront dans ce travail. Surtout que l’architecte-restaurateur soit frugal de ses propres imaginations ; qu’il étudie curieusement le caractère de chaque édifice, selon chaque siècle et chaque climat. Qu’il se pénètre de la ligne générale et de la ligne particulière du monument qu’on lui met entre les mains ; et qu’il sache habilement souder son génie au génie de l’architecte ancien.
Un programme comme ça, c'est beau comme l'antique, on signe des deux mains, c'est sûr. C'est d'ailleurs ce qu'a fait et prôné Viollet-le-Duc (je sais que ça fa faire bondir ceux qui n'en ont qu'entendu parler, mais renseignez vous un peu), j'y reviendrai peut-être un jour.

Oui, mais… en pratique ?
Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait. Qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbécilles qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice : son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde, à vous, à moi, à nous tous. Donc, le détruire c’est dépasser son droit.

La loi sur les monuments historiques est votée le 31 décembre 1913 (voir le texte), soit un bon moment après.

Pour conclure


Aux considérations esthético-générationnelles près, ce pamphlet est très actuel. En particulier quand je fais des lectures de ce genre (le style en moins).

Quand aux plaintes sur la législation compulsive… c'est Victor Hugo qui le dit :
Comment ! nous avons quarante-quatre mille lois dont nous ne savons que faire, quarante-quatre mille lois sur lesquelles il y en a à peine dix de bonnes. Tous les ans, quand les chambres sont en chaleur, elles en pondent par centaines, et, dans la couvée, il y en a tout au plus deux ou trois qui naissent viables. On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d’un côté de la rue de Grenelle l’autre, on fait une loi. Et une loi pour les monumens, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les plus grands produits de l’intelligence humaine, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, utile, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas !

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